22/04/2015

Haruki Murakami, Underground suivi de Le Lieu Promis (1995-96-97, traduction 2013) :"eux"et "nous"

Quand on entend les termes "Eux" et "nous", beaucoup d'entre nous penserons spontanément à la doctrine manichenne de Bush junior :"you are with us, or against us". La pensée de Murakami dans Underground et sa suite Le Lieu Promis (Post-Underground) est bien plus subtile. Le long de témoignages poignants glanés pendant des mois auprès des victimes de l'attentat au gaz Sarin par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995, puis de témoignages d'adeptes de la secte, l'auteur dépeint une société japonaise aux multiples facettes, parfois aveugle malheureusement aux laissés-pour-compte qui n'en saisissent pas les règles, qui se réfugient dans l'ombre rassurante de la secte.
"Beaucoup ont signalé combien "ils haïssaient ces brutes d'Aum"," nous dit Murakami, "tout en se retrouvant privés du moindre exutoire pour leur "haine intense". Oú pouvaient-ils la crier? Vers quoi se tourner? Leur confusion à été aggravée par le fait que personne ne pouvait mettre la main sur les sources de ces violences - dans le fait de ne rien avoir contre quoi diriger sa colère et sa haine-(...). " Murakami évoque ainsi "une éruption cauchemardesque sous nos pieds (...) qui a mis en relief toutes les contradictions latentes et les points faibles de notre société." (P.380-381). Quelques pages plus loin, il ajoute : "J'étais en effet très inquiets de constater que nous n'avions pas commencé à traiter, sans même parler de les résoudre, les problèmes fondamentaux que ces attaques posaient à notre société." (p.390)

Ces lignes me renvoient à mes propres préoccupations face à la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015. Qu'avons-nous appris sur notre société? Qu'avons nous tiré comme leçon sur les dérives de notre système d'immigration-assimilation "à la française", sur le décrochage scolaire, sur notre incapacité à donner à certains une chance qu'ils vont alors chercher ailleurs, dans les extrémismes en tous genres? Religions de toutes obédiences qui se permettent des violences envers les LBTG d'un côté, la presse de l'autre, la liberté d'être soi et de s'exprimer; ou politique, de tous bords, qui cataloguent et jugent au mépris du respect de la différence. Tout comme au Japon en 1995, aujourd'hui chez nous, "la véritable clef (ou une partie de la clef) du mystère projeté par "eux" sur (notre pays) (n'a-t-)elle pas toutes les chances de se retrouver cachée sous "notre" territoire?" (P.363) Ceux qui ont aimé La Part de l'Autre d'Eric Emmanuel Schmitt devraient apprécier, dans un autre genre, Underground et sa suite. Car c'est bien de ça qu'il s'agit : tenter, à travers une description narrative de cette journée d'attaque, de comprendre qui est ce "nous" japonais, ce qui fonde ses valeurs communes, et y reconnaître la "part de l'autre", cette ombre de terreur qui fait partie de chacun de nous et de chaque société, en miroir, et qui n'existerait pas sans elle. Eric Besson s'est fendu d'un bel article en la matière suite aux événements de janvier : "Aidez cette jeunesse qui ne demande qu’à faire partie de la société". Murakami, lui, use de sa prose bien plus complexe et riche : "j'essaie de fournir ici (...) non pas un point de vue clair et définitif, mais les matériaux de chair et de sang à partir desquels construire des points de vues multiples - le même objectif que j'ai à l'esprit quand j'écris des romans" (p.394).



Les futurs expatriés au Japon auront aussi sans doute beaucoup à prendre dans la lecture de cet ouvrage, où cet auteur citoyen du monde nous offre un regard croisé intérieur-extérieur sur les valeurs, coutumes et pratiques de chez lui, avec pas moins d'une quinzaine de descriptions factuelles et intimes du fonctionnement de cette société, de la valeur travail au vivre ensemble en passant par le sentiment de sécurité et la critique des institutions publiques et du "filet" d'urgence nécessaire dans ce genre de situation; critiques qui ont d'autant plus de poids et de sens qu'elles sont formulées par un membre même de cette société.

Intéressant aussi pour tous ceux qui aiment l'œuvre de fiction de l'auteur, puisqu'il fait là un pas de côté qui aide à mieux le saisir. "J'avais vécu à l'étranger, loin du pays, pendant un long moment - sept ou huit ans -, d'abord en Europe, puis aux États-Unis. J'étais parti après avoir publié "la fin des temps" et, hormis de brèves visites, je n'y étais pas retourné avant d'avoir terminé Chroniques de l'Oiseau à Ressort. J'avais considéré cette période comme un exil imposé par moi seul. Je voulais élargir mon expérience d'autres lieux, me poser et écrire." (P. 376)

Un immanquable, donc, et si aisé à lire qu'on l'emporte n'importe où, du métro au café jusque sur sa table de chevet.

Bonne lecture.

15/04/2015

Zoée Valdes verse en français - le 14 avril chez Morel à Lille

Un verre de vin, l'ambiance chaude de Chez Morel, Emmanuel Darley à sa gauche, la jeune femme de l'Escale des Lettres en bout de table, Zoé Valdes nous confie d'une langue roulante son premier texte en Français. "Quant je suis arrivée en France, dit-elle, je me suis battue avec la langue française, pour avoir des papiers". Exilée ou immigrée, sa réalité est bien celle en tout cas d'une artiste immergée soudainement dans une culture et une langue qui ne sont pas ses outils, dans une réalité qu'elle ne peut façonner. Dans le même temps, dit-elle, panne d'écriture en Espagnol. 

Puis voilà que c'est le rêve qui lui ouvre la porte d'un nouvel univers, une histoire qui est la sienne mais plus tout à fait la même, car elle rêve en français. "Un jour, on se met à rêver dans notre langue de refuge". "C'est une aventure mystérieuse". En naissent des textes brefs captant des instants de réels, à l'image de "Fragnol", ce fragment de français et d'espagnol qui dénoue tous les rires dans la salle. Écrire en français, c'est s'ouvrir un nouveau monde, se libérer du carcan de la bataille initiale avec la langue d'ailleurs, et aussi de la lutte contre celle de chez soi. "C'est difficile d'apprendre la liberté", dit-elle. Immergé(e) dans un nouveau monde, on doit d'abord en apprendre la langue : les codes, les non-dit, les outils - la liberté ne vient qu'après, comme la transcendance de ces mœurs. Pour elle, il aura fallu 3 ans. Et pour vous ?

Pour ceux qui ont raté Zoé VALDES & d'Emmanuel DARLEY hier soir à Lille chez Morel (Photo) c'est encore possible ce soir...
Posted by Escales des lettres - Centre littéraire on mercredi 15 avril 2015

11/04/2015

Riad Sattouf nous donne peur de l'Arabe du Futur

On a peur du futur en parcourant les cases aux accents autobiographiques et aux teintes voilées d'une ambiance monochrome du dernier Fauve d'Or d'Angoulème. Riad Sattouf, le même, en plus jeune, en prise à l'idéologie dévorante de son père pour l'"Arabe du Futur". Blondinet, il est né d'une maman Bretonne et d'un papa Syrien extirpés de leurs campagnes respectives pour rejoindre la Sorbonne, où leur destins se croisent pour ne plus se quitter. 

Au-delà de l'anecdotique, "tout le monde me trouvait beau" qui débute l'album, des regards de l'enfant sur le monde qui l'entoure, qui peuvent sembler naïfs, lors du déménagement de la famille en Lybie puis en Syrie, Sattouf garde son ton caustique, résolument. Et fait peur. Effet voulu, sans aucun doute. Et preuve d'une souffrance non encore totalement exprimée qu'il certainement dû traverser. Des valeurs tiraillées entre deux univers, des règles de vie inverses à vivre d'un jour à l'autre, des tableaux cauchemardesques de coutumes dépassées; mais n'est ce pas là aussi le bagage de douleur que doivent subir tous les Cross Culture Kids*, ces enfants à mi fesse à cheval entre deux univers? Chaque enfant exacerbe toujours les souvenirs mal compris au long de son enfance; c'est là ce qui façonne l'adulte. La couleur "culturelle" n'en n'est alors qu'un angle d'approche, explication sans doute facile à croire pour un Cross Culture Kid, et souvent d'ailleurs apposée là a posteriori par l'enfant devenu adulte : la raison qui a fait qu'on a tellement souffert. D'autres ont souffert, pourtant, des mêmes déchirements interculturels, sans pour autant pointer les coutumes d'un pays comme responsables de toutes leurs souffrance. 

D'autres, aussi, comme par exemple le Québecois Guy Delisle, on fait le choix, ou on pu faire le choix, d'un regard moins brutal sur les mœurs culturelles de contrées étrangères, en guerre, en dictature. La souffrance de l'enfant devenu adulte en exil, est-ce là une bonne raison pour faire naître la terreur de l'autre et de l'ailleurs? Car c'est bien là l'effet induit, malheureusement, pour tous ceux trop nombreux qui s'arrêteront à un premier degré de lecture de "L'Arabe du Futur". Je préfère la distance incrédule, critique mais sans jugement, d'une Chronique de Jérusalem ou de PyongYang de Guy Delisle.

*  David C. Pollock and Ruth van Reken