25/02/2007

Istanbul à la Cité de la Musique

Vendredi 23 Février; j'entre dans la grande salle de concert de la cité de la musique, nous sommes un peu en retard, déjà la clarinette nous prend. Perdus sur l'immense scène au milieu des lumières tamisées, quatre musiciens se font face, nous font face. La salle est pleine à craquer. Le silence religieux. "Le clarinettiste Selim Sesler jongle avec ses identités musicales", comme dit Le Monde dans un article du 25 février.

Assise par terre, je me laisse porter par la musique. De nouveau, je suis à Istanbul. Je sens le vent du Bosphore qui me porte, qui me berce. Me balotte entre deux continents. Les clarinettes se répondent; les percussions leur donnent corps. Burhan Öçal, un "habitué des croisements occident-orient et des scènes jazz", Istiklal, l'Empire devient indépendance.

Je me rappelle Arnavutköy, où j'habitais il y a 10 ans. Je me rappelle le mouvement, le chaos, la vitalité brute de cette ville aux milles âmes et aux milles caractères. Mon corps balance. Mes mains appellent; comme celles des turcs quand ils dansent - "gel, gel"; geliyorum ! Simde Istanbul'dayim - je suis à Istanbul!

Au milieu de ces corps qui bougent, au sein de cette lumière, au coeur de cette musique, portée par ce rythme des turcs tsiganes qui m'emportent de la musique classique à la techno turque, à la transe istanbuliotte, au son du Qānun perse, je me laisse emporter dans cet infini voyage du souvenir et du rêve.




16/02/2007

White Oslo and social benefits

De retour d'Oslo , après quelques jours de déplacement professionnel dans ce "pays blanc", je reste ébahie par ce dépaysement. A l'arrivée, moins 10 degrés. De la neige partout. Les norvégiens sont tous emmitoufflés dans des vestes et des cagoules si épaisses que je crois bien n'en n'avoir jamais vues de pareilles. Quant à nous, nous avons froid. Il va vite nous falloir nous habituer au vent qui s'infiltre dans nos cols et à nos mains qui tout à coup prennent l'aspect d'un parchemin usé. Le froid fait mal tellement il est vif.

Mais il va aussi nous falloir nous habituer au reste. Au silence, d'abord, puisque tous les bruits sont étouffés par la neige. Au verglas, aussi, bien sûr - au fait de devoir changer de chaussures en arrivant au travail. Aux morceaux de glace qui se forment même sur la mer, sur l'eau salée... Et puis, au fait que les Norvégiens, eux, n'aient pas froid! Que certains d'entre eux fassent du vélo. Que le week-end, puisque nous avons cette chance de rester un week-end, les habitants d'Oslo profitent autant des parcs - voir plus ! - que lors de notre dernière visite au mois de Novembre. Du plus petit au plus grand, ils chaussent tous leurs skis de fond; en famille, comme il se doit ! Même bébé est emporté, bien emmitoufflé dans son traineau tiré par papa. "The secret with snow", nous dit notre collègue Norvégien, "is 'don't get wet' ! However you get wet, don't get wet ! So, you see, the greatest danger for the babies in these sleds, is actually to be too warm. Because if you get too warm, you sweat, and you get wet, and you freeze..."

Suprenant, donc. Surprenant aussi cet esprit de famille qui lie les norvégiens comme si le froid les incitait à se lover dans leur cocon, à se replier dans leurs nids. Surprenant, enfin, cet Etat social qui entérine et soutient cet esprit de famille. Un enfant malade? Au moins un des parents restera chez lui pour s'en occuper. Il fait un peu froid et on se sent fièvreux? Autant rentrer chez soit à 14h pour se reposer en famille de cette dure journée d'hiver autour d'un chocolat chaud. Ici, personne ne s'offusque des absences intempestives de chacun, même si elles ne sont pas toujours déclarées. L'office du tourisme est fermé alors que les horaires indiquent qu'il devrait être ouvert? "Oh, well, they all probably are sick at the same time", nous répond naturellement un agent de l'hôtel de ville!

Vivre, donc. Partager. Aimer. Voilà ce qui semble compter aux yeux de ces descendants de Vikings. Le froid qui immobilise leur pays plus de 5 mois par an leur permettrait-il d'ouvrir les yeux sur les priorités de la vie? "It's all a question of where you put your priorities", nous dit régulièrement notre collègue Geir Tore, du haut de ses deux mètres....

04/02/2007

Ca pourrait bien être elle

Cette Nouvelle a été présentée pour le Prix du jeune Ecrivain en Janvier
2006.


Il se réveille. La couverture qui l’emmitoufle le pique sur sa peau dénudée jusqu’à travers son caleçon. Le silence qui l’entoure le ronge. Il se roule en boule, serre les poings. « Excuse-moi ». Sa phrase le hante comme un tocsin. « T’en va pas ». Comme le bourdon fêlé d’une cathédrale.

De sa banquette obscure de la rue Marbœuf, enfoncé dans son cafard et dans sa cosse, il aperçoit la pluie. Lancinante, battante, déferlante. La pluie, le froid, l’humidité morne. Paris qui s’étend sous un manteau de grisaille et d’amertume. Il grelotte. Il est blotti dans le grand canapé sombre de l’immense salon vide, ses pieds gelés rapatriés sous son corps tiède pour un peu de chaleur.

Son téléphone portable sonne sur la grande table en bois à côté de lui. Ca pourrait bien être elle. La sonnerie résonne. Bondit sur les hauts murs, fracasse les moulures de plâtre du plafond blanc.

Tendu, tout doucement, il remonte sa couverture jusqu’à ses yeux. Il ne se lève pas.

La sonnerie finit par mourir ; juste à temps. La pièce se rhabille de silence et de pénombre matinale. Dehors, la pluie tombe de plus belle. Drue. Sèche. Acide.

Il soupire.

Il n’a pas mis le nez dehors depuis hier. Lorsqu’il est rentré, la lumière jouait les fins d’après-midi hollywoodienne ; un peu douce un peu tombante, un peu chaude un peu mourante. Il a grimpé les escaliers quatre à quatre, a ouvert la porte à tâtons dans la pénombre de l’escalier et a traversé l’appartement d’un trait sans s’arrêter depuis l’entrée. Il s’est figé là ; sur le canapé du salon. Sur le gros canapé ridé de vieille fatigue, en face des baies vitrées.

Et puis il est resté.

L’appareil vibre sur la table. Il lève la tête d’un coup, pose ses deux pieds à terre. Ca doit être son message. Il se penche pour attraper le combiné et le porte à son oreille. La couverture glisse à ses pieds, vert sombre sur l’ocre du parquet.

« Loïc, c’est moi. » Il ferme les yeux. « C’est Virginie. » Il frissonne. « Pourquoi tu réponds pas ? » La vague le submerge. « J’ai besoin de te parler. »

Il raccroche. Pose le téléphone près de lui dans les replis du coussin et ramasse la couverture. « C’est Virginie ». Ramène ses jambes contre son corps. « Pourquoi tu réponds pas ? » Se recroqueville en animal blessé. « Besoin de te parler. » Retient une larme qui coule quand même.

Il s’essuie d’un coup de couverture rêche et s’enfonce plus profondément dans le canapé. Il déteste sangloter. A peine revenu chez lui, hier, il s’est mis à verser en silence des larmes chaudes d’enfant ; des larmes sans repère. Il pleurait sur lui-même, sur leur couple, sur l’avenir. Sur la scène improbable qu’il venait de quitter comme un rêve.

« Loïc ? » Ca s’était passé quelques heures plus tôt, dans son appartement à elle, rue des Martyrs. « Hum… » Il surfait sur le net. « Loïc… » Il ne la regardait pas. « Quoi ?… » Elle avait l’air tendue. « Loïc ! »

Il se crispe.

Il avait fini par tourner la tête.

« Qu’est ce qui se passe ? »

Serre les mâchoires.

Elle se tenait devant lui, sans bouger, entre l’armoire et le lavabo. Complètement immobile. La lumière crue de midi passait dans ses cheveux et lui faisait l’air d’un ange. Un ange au sourire mort ou au demi-sourire, déchu et déchiré entre humain et divin. Son T-shirt délavé lui couvrait juste les fesses au-dessus de sa petite culotte. Il souriait.

Il se tortille, mal à l’aise sur son siège.

« Regarde » Elle avait dit à mi-voix et d’un ton incertain. Elle tenait dans sa main un truc blanc longiligne, un tube, un thermomètre peut-être, avec une petite barre bleue dessus.

« C’est quoi ? » Il avait dit innocemment, sans y penser, en admirant ses formes.

« Un test de grossesse. » Elle avait répondu sans timbre.

Son sourire s’était effacé.

« Positif. » Elle avait rajouté.

- T’es encore là ? Résonne une voix en sourdine.

Il sursaute. Son colocataire Arnaud vient d’apparaître sur le pas de la porte.

- Putain, j’y crois pas ! T’as dormi dans le canapé ?

Il porte une cravate bleue sur une chemise blême et sans relief.

- Oh, tu m’entends ? Tu pourrais répondre quand même !

Une cravate bleue couleur yeux bleus alors qu’il a les yeux marron.

- Oh, et puis merde !

Il finit par s’éloigner.

Il l’avait regardée longuement. De bas en haut. De la culotte aux cheveux bruns. Comme un mannequin. Comme une belle poupée de cire ou une Barbie de plastique.

« T’es sûre ?… » Il avait fini par dire, histoire de dire quelque chose.

Elle avait pleuré, blessée de son silence ou heurtée par ses mots.

« Evidemment que je suis sûre ». Elle s’étranglait entre chaque mot. « 99% de fiabilité ». Elle s’était retournée et regardait la fenêtre, les poings serrés contre son corps. « C’est le troisième de toute façon ». Elle s’était engouffrée dans la salle de bains et en était ressortie aussitôt, mâchoires serrées, les trois tubes à la main.

« Tu vois ? »

Il voyait.

« Mais c’est pas possible ». Il s’était levé de son tabouret. « Tu peux pas être enceinte ». Il lui avait touché le ventre. « T’as bien pris ta pilule ? » L’avait regardée droit dans les yeux. « T’as pas pu l’oublier ? »

Son visage ébréché se découpait en premier plan sur le fond vif du rideau jaune.

« Excuse-moi »

La pièce avait rougi.

« Tu l’as oubliée ? »

Elle l’avait oubliée.

« La vache, Virginie, qu’est ce que tu veux qu’on foute, maintenant ? » Elle pleurait. « T’as une idée de la merde dans laquelle tu nous fous ? » Elle disait rien. « On n’a même pas de salaire, putain, on est des étudiants ! » Elle l’implorait du regard. « On n’a pas le temps de s’en occuper ! »

Il s’était arrêté.

« T’en va pas », elle l’avait supplié.

« Fous-moi la paix, Virginie, je me casse quand je veux ! De toute façon si ça se trouve c’est même pas le mien ce gosse ! »

Et il était parti.

Elle portait en elle son enfant et il s’était enfui. Mort de trouille.

Il reprend son portable à côté de lui, compose le numéro ; par cœur.

- Allô ?

C’est elle. Il perçoit la tristesse et le malaise de sa voix.

- C’est moi.

Elle expire, comme on soupire de soulagement.

Il raccroche, les doigts tremblants. Pas la force. Il éteint son portable, le jette à côté de lui sur les ressorts usés.

Le divan lui fait mal partout. Il se lève, comme par réflexe, et se dirige vers la cuisine. La pièce est sombre et pleine d’hiver. Les assiettes sales font la guerre à l’évier ; le pain de mie est resté ouvert. Sur la table, une couche de poussière et de gras fait légèrement scintiller le bois à travers les rayons de la lumière du matin.

Dans le salon qu’il vient de quitter, le téléphone fixe se met à sonner.

Il se retourne ; elle rappelle.

« Virginie »

Il va lui dire. Il va revenir. Revenir près d’elle, près d’eux, faire semblant que…, devenir papa, faire comme s’ils…, devenir parents. « Comme si on était prêt. »

Plus de sonnerie ; Arnaud a décroché.

- Ouais ?

Loïc s’approche.

- Si Loïc est là ?

Ils se regardent.

- Ben…

Loïc tend le bras.

- Je le vois pas, là.

« Je ne le vois pas » ?

Arnaud s’éloigne ; Loïc le suit.

- Non, non, il est pas là.

Il ouvre la bouche, veut protester.

- Ok, je lui dirai.

Arnaud raccroche.

- C’était Virginie.

Loïc le regarde, effaré.

- Ben quoi, j’ai pas bien fait ?

Il répond pas.

- Je croyais qu’elle t’avait fait souffrir, cette nana ?

Loïc se jette sur le canapé.

- Mais t’es jamais content, c’est pas possible !

Il fouille les bourrelets de tissu. Elle va sûrement rappeler sur son portable. Il trouve le téléphone sous la couverture et l’allume.

- C’est pas elle qui t’a mis dans cet état, peut-être ?

Les questions d’Arnaud se perdent dans les dédales de l’appartement en échos caverneux : Loïc est déjà dans sa chambre, entre son lit défait et sa bibliothèque pleine de bandes dessinées. « Vous avez un nouveau message ».

Il s’assoit sur son lit. « C’est encore moi. » C’est encore elle. « T’as éteint ton portable. » Il a éteint son portable. « Tant pis ». Il entend ses pas dans la rue. « Voilà, j’ai réfléchi, puisque tu ne veux pas qu’on le fasse tous les deux ». Elle marche vite ; halète à chaque pas. « Je sais qu’on l’a pas voulu, ce gamin, mais il est là maintenant. » Sa gorge se resserre. « Il faut qu’on fasse quelque chose. » Son estomac se crispe. « Alors je vais le faire » Sa main empoigne la couette rouge qu’il a laissé traîner sur le matelas.

« La seule chose qu’on puisse faire »

Puis plus rien. Elle a raccroché.

Il rappelle. Sonne dans le vide. Répondeur.

- Virginie, c’est moi.

Il se demande quoi dire.

- Je suis désolé.

Comment la faire revenir.

- Tu m’entends ? Fais pas de conneries, rappelle-moi. S’il te plait…

Il raccroche, pose le téléphone sur sa table de nuit.

Où est-ce qu’elle est ? Ses pas qui résonnent dans la rue. Qu’est-ce qu’elle va faire ? « La seule chose qu’on puisse faire ».

- Bon, alors, qu’est ce qui te prend ?

Arnaud vient de rentrer dans sa chambre.

- Fous-moi la paix, Arnaud.

- Ah, ça y est, tu parles ?

- Fous-moi la paix, je te dis.

- Alors ça, sûrement pas, renchérit Arnaud.

- C’est pas le moment, Loïc chuchote.

- Le moment de quoi ? Demande son colocataire.

- Mais putain Arnaud, tu comprends rien ! Loïc s’écrit. Elle va avorter ! Elle va…

Il s’étrangle avec ses mots.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

Arnaud s’assoit près de lui.

- Eh, réponds ! Qu’est ce tu racontes ? Depuis quand elle est enceinte, Virginie ?

- …

- Tu le savais ? Tu l’as laissée ?

Loïc fait oui de la tête.

- Mais elle est où, là ? Interroge Arnaud.

- Je sais pas, Loïc murmure d’une voix faible. Probablement chez le toubib.

- Mais comment tu le sais, d’abord ? Elle te l’a dit ? Elle t’as dit qu’elle allait chez le toubib pour avorter ?

- …

- Hein ?

- Non.

Ils se tiennent tous les deux sur le lit, Loïc en caleçon bleu et Arnaud en chemise blême. Ils regardent le mur. Dehors, la pluie s’est presque tue. Le soleil du matin se montre timidement à travers les nuages et se reflète dans l’air sur la poussière en suspension. Ses rayons grandissant se posent sur les livres, les tableaux multicolores, la plante verte minuscule sur le haut du buffet.

- Non, elle ne me l’a pas dit.

Loïc regarde Arnaud.

- Ben tu vois !

Ses yeux marron le regardent en retour.

- Je veux pas qu’elle avorte, Loïc laisse échapper.

- Je sais.

Les premières voitures commencent à se faire entendre dans la rue. Il doit bien être neuf heures. La pluie s’effrite de plus en plus, un arc-en-ciel dans chaque goutte d’eau.

- Allez, t’inquiète pas, lui dit Arnaud. Je suis sûre qu’elle est pas conne.

Il rajuste le nœud de sa cravate bleue, lisse sa chemise blanche du revers de sa main.

- Faut que j’y aille, là. Je vais être en retard au taf.

Il se lève. Loïc le suit du regard.

- Tu m’accompagnes à la porte ?

Il se lève à son tour.

- Ouais.

Ils sortent de la chambre. Le parquet semble froid sous les pieds nus de Loïc. Ils traversent le grand salon vide. Il envie les chaussures noires en cuir trop neuf de son colocataire. Ils passent devant la cuisine. Il sent des miettes de pain qui se collent à ses plantes.

- Bon, allez.

Ils sont devant l’entrée.

- Ca va aller ?

Arnaud se tient près de la porte, la main sur la poignée.

- Ouais, répond Loïc.

Il lui donne une grande claque sur l’épaule droite ; sa main est froide comme du fer blanc.

- Je vais aller m’habiller, je pèle.

Arnaud se marre.

- Allez, à ce soir !

Il enclenche la poignée. Met le nez dehors. Regarde Loïc. Claque la porte derrière lui.

Plus rien.

L’entrée est vide comme une chapelle, pleine de lumière et de poussière. Loïc se retourne. Il traverse l’appartement d’une traite, sans s’arrêter, jusqu’à sa chambre. Ouvre son placard. Enfile des chaussettes et un jean. Attrape son téléphone sur la table de chevet.

On sonne. Pas au téléphone ; à la porte.

Loïc se retourne. Arnaud a dû oublier quelque chose.

Il traîne ses chaussettes blanches sur le sol encrassé, retourne vers l’entrée.

On re-sonne.

- Ouais, j’arrive ! Il s’exclame.

Il arrive. Pousse la poignée et tire vers lui. Ouvre la porte sur le couloir.

La voit.

Ses cheveux longs un peu humides collent à sa peau. Son manteau court et noir est entrouvert sur son pull rouge. Elle sourit.

- Salut.

Il s’approche d’elle.

- Salut.

Scrute son visage. Elle est si belle. Caresse sa joue. Admire les mouvements amples de son écharpe dans le courant d’air du couloir.

- Entre.

Il prend sa main, la tire vers lui. Elle se laisse faire.